Natasha Sardzoska, poète, interprète, anthropologue, elle vit entre sa ville natale Skopje (Macédoine du Nord) et le reste du monde. Elle a publié plusieurs ouvrages : des recueils de poésie : « La chambre bleu », « Peau », « Il m’a tiré avec un fil invisible », « Coxis », mais aussi des nouvelles, des essais, des traductions littéraires et le roman « Tramontane » qui vient de sortir.
Natasha Sardzoska nous parle dans cet entretien de ses textes, du corps, du désir, de l’humain et de sa vulnérabilité. Femme au bord de tout, ce tout qui contient sans contenir, Natasha, danseuse classique marche sur le rebord de ce cercle qui lui a promis de l’enlacer un jour. Entretien.
Si je devais décrire en un mot mon monde poétique, je dirais qu’il est ce corps. J’habite mes textes et mes textes m’habitent. C’est à travers le corps que je donne la parole à la douleur, à la défaillance, à la perte, au vertige. Le corps permet de dire l’indicible, de citer l’innommable.
Mes lectures sont en langue macédonienne, une langue difficile à comprendre et si peu parlée, j’ai dès lors senti l’urgence de donner à ma poésie un corps, d’ajouter des possibilités infinies, de jouer avec ma voix pour faire parvenir au public mes textes et un bout de ma chair.
Une fois durant le Festival de Gène j’étais avec Rose Kid (ndlr, chanteuse française à tendance jazzy), pendant qu’elle chantait a cappella le peintre italien Cosimo Frezzolini dessinait sur mon dos alors que je lisais mon poème « Peau ». Quelqu’un du public m’a dit que cette scène lui rappelait un film de David Lynch (ndlr, cinéaste, scénariste, au regard sombre et tranchant sur l’humanité). Cette idée m’a fait peur je l’avoue.
Mais au final, il avait raison, la poésie joue un rôle libérateur. Elle est le lieu où s’expriment le déchirement intérieur, la passion, le désir, la fascination de la nature, l’éphémère.
J’ai beaucoup écrit sur l’isolement, le rejet des émigrés, des exilés, des expatriés. L’absence de foyer, d’appartenance, de repères, sont des mots clefs pour entrer dans ma poésie. À chaque fois que j’étais de passage dans une frontière, des fois interrogée par la police, j’ai examiné mon état humain et poétique et j’ai éprouvé une condition de grand inconfort face à la liberté à laquelle on aspire, ou bien quand j’étais éperdue dans les non-lieux, les espaces sans espace, les espaces privés de mémoire. Ces endroits m’effraient et me rendent très vulnérable mais en même temps ils me stimulent car ils sont très fertile au niveau artistique. .
La condition humaine est faite d’instabilité, d’incertitude. L’être humain est condamné à jouer plusieurs rôles, à devenir quelqu’un d’autre, son vécu est l’histoire d’une mutilation intérieure. Il fait face à ses traumas et à ceux de l’humanité. L’isolement et les face à face deviennent complexes, on a pu le constater durant les divers confinements imposés par la pandémie.
Je suis née à Skopje, j’y ai passé mon enfance, une partie de ma jeunesse, je vis actuellement ici mais comme si j’étais toujours de passage, comme dans une sorte de zone-tampon. Skopje c’est une ville de palimpsestes, de mémoire perdue, de tremblement de terre (ndlr, Skopje, a été ravagée par un séisme en 1963), déchirée, tourmentée, une ville violée architecturalement qui cherche sa place et son visage entre les restes du communisme, le kitch du baroque et de l’antiquité, le défi des nouvelles formes géométriques, et une invasion de l’urbanisation brutale qui efface les souvenirs de l’espace, ce qui produit une violence effrayante sur la mémoire collective.
Pourtant, c’est ici que je retrouve la paix. Ici le rythme est lent et doux. Loin des grandes capitales du monde. Mon rapport à Skopje est complexe. Elle n’est pas une source d’inspiration. J’y ai vécu une enfance difficile, j’ai toujours voulu la fuir en cherchant ailleurs ma ville natale qui est partout et nulle part.
Emna Louzyr