- société
Peut-être parce qu’enfant, M’Hammed Marzouki eut-il comme premier environnement les vastes étendues du désert de Douz avec tous ses composants : la nature, la population bédouine, les coutumes et les traditions ancestrales et qu’il écoutait avec délectation les contes de sa mère, devant la tente, autour d’un feu que notre jeune homme fut, pour ainsi dire, prédisposé à devenir un excellent poète, aussi bien en langage tunisien, qu’en arabe littéraire. Peut-être aussi que ce grand spécialiste de littérature populaire, disparu en 1981, véritable touche-à-tout (chercheur, historien et vérificateur de manuscrits) et féru de poésie, de contes et de théâtre, a voulu s’attaquer à ce mastodonte qu’est Jezia l’hilalienne, afin de perpétrer cette Iliade arabe…
Sally Albright
M’Hammed Marzouki en retravaillant cette fresque hilalienne à mi-chemin entre l’épopée, le mythe, le conte et le chant populaire, transmise oralement de génération en génération depuis le 11ème siècle, l’a rendu tous publics. Présente dans une quinzaine de pays arabes depuis une dizaine de siècles, elle relate les faits d’une douzaine de héros pris dans la tourmente de la faim et les vicissitudes d’un immense voyage à résonance initiatique de l’Orient vers l’Occident. Quant à Al-Jazia, personnage central de l’épopée, elle reste unique car inclassable. Cette héroïne, dont la beauté, la sensualité et la féminité sont légendaires, s’adonne à toutes les activités masculines avec brio. Cavalière et guerrière, poétesse et chef de tribu, sage et aventurière, elle est aussi un personnage de tragédie. Ne s’est-elle pas sacrifiée (alors que son cœur était follement épris d’Abouzeid, preux chevalier des Béni Hilal, brave et vaillant) pour sauver sa tribu, les Béni Hilal en épousant respectivement le Chérif Chokr Ibn Hashem, émir de la Mecque « L’homme aux sept tares physiques» et Medhi, émir de la tribu des Mogareb ? Après l’Arabie, la Syrie et l’Egypte, les Hilaliens, envoyés par le Kalife d’Egypte pour se venger et punir ainsi l’émir de Tunis, Moez Ibn Badis, coupable d’avoir rompu ses liens de vassalité avec son suzerain égyptien, se retrouvèrent en Ifriqiya, l’actuelle Tunisie. Bien que se passant dans un contexte de tensions religieuses leur guerre n’est pas, à proprement parlé, une djihad. Il s’agit d’une épopée féodale dynastique qui exalte les valeurs de courage et d’héroïsme de ces nomades, mais aussi la science et la sagesse du chef tunisien visiblement plus raffiné que ses adversaires tel que ce fourbe de Dhieb, qui bien que hilalien va combattre les siens, sonnera le glas de la belle Jezia.
«Il est rare qu’une traduction soit belle en même temps que fidèle. Celle-ci l’est à coup sûr. Anouar Attia avec la rigueur et la passion qui le caractérisent, en transposant en français les beautés de l’original auxquelles on n’avait pas encore su rendre suffisamment justice» dixit Pr Samir Marzouki. Pas si simple, en effet, de retranscrire une prose aussi riche qu’est Jezia l’hilalienne qui manipule l’histoire, lui ajoute du merveilleux, du lyrisme, des actes de bravoure, des intrigues, et des héros hors du commun. Et même si la beauté des vers est plus palpable à la sauce « marzoukienne » force est de constater que la traduction d’Anouar Attia attire le respect tant les poèmes et les chants des bardes calquent l’original, de sorte que cette saga nous tient en haleine plus qu’une bonne série télé !
Historiquement parlant, les femmes ont rarement maîtrisé leur destin. Elles subissent la tutelle, quand ce n’est pas le joug de leur mari ou de leur père. Aussi, à la lecture de Jezia l’hilalienne, est-on agréablement surpris de voir tant de modernité, et, qui plus est à une ère antéislamique ! L’héroïne, subtil mélange de Schéhérazade et de Jeanne d’Arc, représente l’antithèse de la condition féminine telle perçue dans « Le conflit. La femme et la mère », dans lequel Elisabeth Badinter dénonce le retour à un certain conservatisme qui réduit les femmes au statut de mère en les confinant à leur fonction de reproductrice. Cette image de la femme prisonnière du regard qui la cantonne dans son rôle de potiche, d’objet du désir, d’idéal féminin, c’est selon, mais jamais comme l’égale de l’homme n’a, somme toute, jamais eu autant de signification qu’aujourd’hui à en voir l’actualité très chargée sur le statut des femmes dans la société …C’est pourquoi la personnalité singulière de Jézia détonne-t-elle et fait d’elle une femme relativement indépendante (pour son époque), qui manifesta une inventivité de forme et de fond et qui assura à son œuvre la postérité comme le furent l’Enéïde et la chanson de Roland.