- société
Le nouveau féminisme était en train de se développer parmi des jeunes femmes qui, contrairement aux pionnières, n’appartenaient pas toutes à la bourgeoisie ; elles venaient de plusieurs régions, et elles avaient ceci de commun : elles étaient toutes universitaires. Avant l’indépendance, seulement 2% des femmes étaient universitaires alors que dans les années 1970, elles formaient 25% de la population. Deux associations seront fondées en 1989, lorsque le pays respirait une certaine démocratie suite à la prise du pouvoir par Ben Ali en 1987 : l’Association Tunisienne des femmes démocrates (ATFD) et l’Association des Femmes tunisiennes pour la recherche sur le développement (l’AFTURD) qui jusqu’au 14 janvier 2011, seront les seules, à part l’UNFT, à réfléchir sur les discriminations subies par les femmes et sur les moyens d’y mettre fin. Mais l’étau se resserrera progressivement contre leurs activités qui ne suivaient pas les directives gouvernementales. Les divers harcèlements subis ne les empêcheront pas de faire des actions remarquables : séminaires, ateliers de travail, manuels d’information sur les diverses questions qui concernent les femmes, formations, actions de soutien contre les injustices subies soit dans le travail, au sein de la famille, ou avec la justice. Tout en appuyant leurs acquis, elles se battront pour l’égalité et revendiqueront la levée des réserves émises par la Tunisie à la Convention pour l’Elimination de toutes les formes de discrimination contre les femmes (CEDAW) ratifiée par la Tunisie en 1985 et seront connues sur la place publique, dans le pays et à l’étranger.
La femme Tunisienne était et reste aujourd’hui encore la seule dans le monde arabe à bénéficier de l’interdiction de la polygamie et, de la répudiation ainsi que du droit au divorce et de choisir son conjoint. Le droit de vote (1959), au planning familial dès les années 60 et à l’avortement en 1973 lui ont permis de gérer sa vie active et familiale tout en contribuant à la stabilisation de la démographie de son pays face à celle galopante dans les pays voisins. Mais son image était vendue ainsi dans le contexte d’un féminisme d’Etat contre lequel s’insurgeaient les féministes qui se voulaient indépendantes, avec les mêmes droits et devoirs que les hommes.
Lorsque la Révolution a éclaté, le 14 janvier 2011, la femme tunisienne était loin d’être inactive et cherchait à consolider ses droits. Non seulement elle était légalement l’égale de l’homme, mais elle le dépassait en réussites scolaires et dans les professions (Arab Human Development Report 2009). Comment se fait-il que, bien que 54% des étudiants en 2012 étaient de sexe féminin, il n’y ait que 25,5% des femmes tunisiennes avec un travail, 16% étant des femmes mariées. Le gouvernement de Ben Ali était composé de 45 ministres comprenant seulement 4 femmes (Tranvag). Ce qui déplaisait aux islamistes. L’euphorie de la révolution passée, force a été de constater qu’il n’y avait plus une Tunisie, mais deux, séparées par un profond fossé (Beaugé). Les islamistes qui apparurent sur les devants de la scène réclamaient un retour à la charia, à la polygamie, au voile et au niqab, et à la séparation des sexes partout. Bourguiba fut dénoncé comme un « kafir » qui avait trahi l’Islam en promulguant le CSP qui devait donc être banni afin de faire des Tunisiens de bons musulmans, n’arrêtaient-ils pas de dire.
Constatation plus amère encore : des femmes réclamaient l’application de la charia et un retour à la polygamie, confirmant ainsi les déclarations faites par le porte-parole d’Ennahdha en 1990. Dans cette Tunisie moderne, ouverte, il y avait une population non négligeable profondément conservatrice qui exigeait un retour aux traditions, à un retour en arrière dans la façon de vivre. Cette population était membre du parti Ennahdha qui, tel qu’annoncé dans les années 80 (Accad, Belhassen, 1989), était très bien organisé. Les abus du dictateur Ben Ali avaient été tels que beaucoup ont cru qu’un gouvernement islamiste serait honnête et protègerait leurs droits. D’où la victoire de ce dernier aux premières élections législatives, avec une majorité de femmes islamistes : Ennahdha obtint 89 sièges, dont 42 occupés par des femmes, représentant 24% des 217 parlementaires élus (Leaders, 2011), un succès obtenu grâce à l’application de la loi sur la parité, unique dans le monde arabe, obtenue grâce aux militantes féministes qui ont toujours réagi immédiatement aux menaces. Par exemple, lorsque les députés islamistes ont voulu remplacer le terme « égalité » par « complémentarité », les femmes et les hommes sont sortis en masse et ont obtenu gain de cause.
Ce qui a changé depuis le 14 janvier 2011, c’est la liberté enfin, de faire de la politique et de s’exprimer. « Enfin, nous voyons la Tunisie telle qu’elle est. On identifie les vrais problèmes. Cette liberté a des côtés pervers, car elle remet en question certains de nos acquis, mais au moins nous savons ce qui nous menace », explique la sociologue Khadija Cherif. Mais la résistance a couté la vie à des patriotes qui criaient haut et fort les dangers de l’islamisme. Le sang tunisien a coulé, le sang de touristes étrangers a coulé (musée du Bardo en mars 2015 et plage de Sousse en juin 2015), car ainsi que l’avait annoncé le porte-parole d’Ennahdha en 1990, le tourisme ne devait plus être en terre d’Islam.
J’ai commencé ma présentation avec des noms de femmes, je ne vais pas terminer avec des noms. Celles qui se battent pour les droits des femmes ne sont ni reines ni princesses, mais elles sont nombreuses, connues sur la place nationale et internationale. L’histoire retiendra leurs noms. Je citerai tout de même : Hafidha Chekir (juriste), Khedija Chérif (sociologue), Bochra Bel Hadj Hmida, avocate et députée, Souhair Belhassen (journaliste et défenseure des droits de l’homme), Sophie Bessis (historienne, chercheure et défenseure des droits de l’homme, Sana Ben Achour (juriste et activiste), et Amel Grami, (Professeure et journaliste militante). Je m’excuse auprès de celles nombreuses, dont je n’ai pas cité les noms. Elles ont toutes utilisé leurs compétences pour légitimer leurs revendications pour la raison évidente que les droits des femmes sont avant tout, des droits humains. Les militantes soutiennent la nécessité de l’éducation et de la culture pour redresser la situation dans le pays (Lemakacher, 2015). C’est par ces moyens que nous devons et pourrons sauver nos jeunes de l’endoctrinement auquel ils ont été sciemment soumis par les islamistes au pouvoir. Il est triste de savoir que le petit pays qu’est la Tunisie a le plus grand nombre de jihadistes à son actif et encore plus triste que 700 jeunes tunisiennes ont rejoint les camps d’Iraq et de Syrie ! La Tunisie ne pourra se remettre debout sans la participation de la femme. Mais alors, pourquoi cette discrimination qui ne lui reconnait pas la place qu’elle mérite dans le monde du travail alors que les résultats sont là pour témoigner de leurs compétences : 61% des bacheliers et 4 sur 7 des lauréats de 2015 sont des filles ? (Msaed) Pourquoi ne trouve-t-on que 4 femmes à la tête des entreprises les plus importantes du pays ? Pourquoi donc y a-t-il si peu de femmes dans les postes de leadership ? Aujourd’hui, les femmes représentent 31% des membres du parlement contre 28% en 2011. Par comparaison, 18% des femmes sont au parlement américain et 27% en France. La Tunisie a réussi à maintenir sa position de leader en matière de droits des femmes en Afrique du Nord et au Moyen-Orient. Grâce au militantisme de ses femmes et de ses hommes, elle a réussi à éliminer la plupart des obstacles placés par l’Islam politique. Elle peut à juste titre, s’enorgueillir d’avoir été à l’origine du « Printemps Arabe », d’avoir adopté une constitution relativement fidèle à la Déclaration Universelle des droits de l’homme, d’avoir élu démocratiquement un nouveau parlement plus représentatif avec démocrates et islamistes et enfin d’avoir élu un président. Mais la menace islamiste est toujours là, hors de ses frontières et à l’intérieur du pays.
Par Dr.KHADIJA ARFAOUI
Feminist researcher and activist