- société
L’histoire de la Tunisie a été marquée par l’existence de femmes qui se sont illustrées par leur rang, leur courage et leurs actions. Je citerai les plus célèbres, toutes les deux reines : Didon et La Kahena.
Ainsi, Didon ( Dido en latin et Elissa en grec), l’ainée d’une famille royale, serait née à Tyr vers 840 avant Jésus Christ. Pour l’empêcher d’accéder au trône, son frère l’obligea à quitter Tyr et c’est ainsi qu’elle arriva à Carthage dont elle deviendra la première reine.
La Kahena, la Berbère, reine de l’Aurès, a régné au 7ième siècle, sur toute l’Ifriqiyya où elle a combattu bravement les invasions arabes ; elle aurait été juive, chrétienne ou païenne selon différents chercheurs. L’existence de femmes qui ont gouverné et conduit des armées ne les a pas empêchées d’être reléguées au second plan, tandis que le pouvoir revenait entièrement aux hommes.
Il y a eu aussi au 8ième siècle Aroua, la Kairouanaise qui avait obtenu de son mari, le calife abbasside Abou Jaafar Al Mansour à être la seule épouse sauf si elle l’autorisait à en avoir une seconde. D’où ce qui est connu depuis comme « le contrat kairouanais ». Notre CSP de 1956 qui a imposé la monogamie avait donc de qui tenir. C’est encore une kairouanaise, Fatima al-Fihri, qui, au 9ième siècle, fit construire la célèbre mosquée el karaouiyine, à Fès, au Maroc, qui deviendra au fil des ans, une des plus grandes universités au monde tandis que la sultane Atef faisait construire ce qui deviendra la mosquée Zitouna à Tunis.
D’autres femmes ont plus tard, également laissé des traces telle la princesse Aziza Othmana (1606-1669), connue pour ses nombreuses œuvres de bienfaisance et l’affranchissement de tous ses esclaves avant sa mort. Elle légua toute sa fortune à des œuvres de charité. Elle était parmi les rares privilégiées à avoir bénéficié d’une solide éducation telle qu’elle pouvait exister à l’époque. Car il n’y avait aucune institution pour l’éducation des filles et cela continua jusqu’au 20ième siècle, l’école étant l’exclusivité des garçons. Cependant, quelques jeunes filles, appartenant à des familles bourgeoises et aisées, ont eu droit à une éducation privée dont elles n’auraient cependant jamais bénéficié si elles n’avaient eu des pères à l’esprit ouvert et sensibilisé à la condition des femmes. Cette éducation leur a permis d’entreprendre des actions qui allaient apporter des changements pour un plus grand nombre de femmes. Le mouvement féministe tunisien a fait surface dans une société qui isolait les femmes, les obligeant à porter un voile, empêchant tout contact entre les hommes et les femmes non liés par des liens de parenté. Le mouvement nationaliste a ouvert aux femmes une porte, leur participation y ayant été considérée utile bien qu’elles n’avaient pas de tradition de militantisme (Marzouki, 79).
Encouragée par un père bienveillant à la cause des femmes, Bchira Ben Mrad (1913-1993) bénéficiera d’une solide éducation religieuse et elle deviendra une pionnière du mouvement féministe tunisien : elle fonda l’UMFT (l’Union Musulmane des femmes de Tunisie) qui obtint son visa en 1951 et qu’elle dirigera jusqu’à sa dissolution en 1956 par Habib Bourguiba qui fonda alors l’UNFT (L’Union Nationale des femmes de Tunisie). Bchira ben Mrad réussit à mobiliser des milliers de femmes, à faire une importante collecte d’argent pour aider le mouvement national et aussi pour ouvrir une école pour filles et aider les jeunes qui voulaient aller étudier en France.
Quelques femmes ont eu le privilège de voyager, sans voile. Wassila Ben Ammar, par exemple, la seconde épouse du Président Habib Bourguiba, a pu voyager sans chaperon, visiter le Louvre, se baigner en maillot de bain, et vivre ainsi une grande expérience (Vincent, 6.) Petit à petit, quelques femmes tunisiennes apparurent sur la scène publique pour accorder leur appui à la lutte nationaliste pour l’indépendance, permettant à leur action d’être perçue avec une certaine bienveillance, malgré une société profondément conservatrice.
J’ai cité dans ce qui a précédé, quelques unes des femmes qui font partie de l’histoire des femmes tunisiennes et dont la renommée a très certainement eu un impact sur le CSP et sur le mouvement féministe qui suivra.
Jalousement gardées, femmes et jeunes filles sortaient peu ou pas du tout. Les jeunes filles n’assistaient à aucune fête, fut-elle familiale (Demeerseman, 257). 9 dixièmes des femmes tunisiennes étaient analphabètes pendant les années 1920 et seules quelques privilégiées avaient une éducation, grâce à un tuteur privé. Pionnière du mouvement féministe tunisien, Bchira Ben M’rad en faisait partie. Curieusement, c’est à Sidi Bouzid, la ville dans laquelle Mohamed Bouazizi devait s’immoler en décembre 2010, que Bchira comprend la situation de son pays en écoutant une discussion entre des militants du mouvement national. Son éducation, son excellente connaissance de l’Islam, une famille à l’esprit tolérant et ouvert, l’influence de la militante égyptienne Houda Chaaraoui, ont contribué à son militantisme qui s’est concrétisé par sa fondation de l’Union musulmane des femmes de Tunisie en 1936 (Massy, 2013, p. 16).
En 1938, Bchira fonde aussi un journal, « Tounes el-fatat » (la Tunisie de la jeune fille) qui lui permettra de diffuser ses idées réformatrices et elle réussira à obtenir des milliers de membres en 1940. En plus de l’arabe, elle parlait le turque et le français. Elle a fondé une école privée pour filles en formulant la promesse quelle formerait de bonnes musulmanes, et a pris part à la lutte pour l’indépendance (Warnock Fernea, Elizabeth and Basima Qattan Bezirgan, ed., 193-194). Elle mourra en 1993.
Parmi celles qui ont été formées, Maherzia Amira a étudié les arts ménagers à Tunis. Elle était la seule à être musulmasne et voilée. Lorsque plus tard elle est nommée à un poste d’enseignante à Sousse, sa réaction est pathétique et reflète bien l’ambiance de l’époque :
Je suis une jeune fille musulmane et je n’ai jamais quitté la maison. Il m’est par conséquent très difficile, ou même impossible d’aller enseigner si loin, dans une ville où je ne connais personne. (Bornaz, 11)
Bourguiba arriva dans la Tunisie indépendante avec plein de projets, dont l’émancipation de la femme qu’il jugeait nécessaire pour sortir son pays du sous-développement général de son pays. Son expérience personnelle (souffrances de sa mère), l’exemple Turque de la politique d’Ataturk, les idées réformatrices de Tahar Haddad qui prônait les droits des femmes dans son livre publié en 1930 (Notre femme dans la législation islamique et la société), sa formation laïque, tout cela le poussa à promulguer le Code du Statut personnel (CSP) qui abolit la répudiation et la polygamie, instituant le divorce juridique et ouvrant les portes de l’éducation et du travail aux femmes.
En même temps, il introduisit le planning familial et l’avortement (1973), réduisant ainsi la démographie galopante qui aurait nui à sa politique. Pour Bourguiba, le développement ne pouvait se réaliser sans l’émancipation des femmes. L’initiative du CSP revient essentiellement à Bourguiba car il n’y a eu aucune revendication dans ce sens de la part des femmes comme cela a été le cas dans d’autres pays.
Les revendications viendront plus tard, avec le mouvement autonome des femmes des années 1980. Le terme de « féminisme d’Etat » souvent employé, vient de ce fait, Bourguiba justifiant sa décision comme « un choix en faveur du progrès … pour encourager le développement d’une nation-Etat moderne » (Charrad, 2001 : 220)
A partir de 1956 et jusqu’en 2011, les questions féminines seront sous la responsabilité de l’UNFT qui établira des centres un peu partout à travers le pays, faisant bénéficier les femmes de formations diverses, en particulier en matière de planning familial mais aussi dans le social. L’UNFT deviendra « l’organisation de Bourguiba » car, fondée par lui, elle sera investie par ses proches et épouses de ses collaborateurs (Marzouki, 1993 : 165). Les femmes qui obtiendront des postes de leadership se plieront aux directives gouvernementales et seront utilisées pour des objectifs souvent contraires à leurs intérêts propres et à ceux des autres femmes (Marzouki, 1993 : 209). C’est dans ce contexte que le discours de l’UNFT était de n’encourager le travail des femmes que s’il était bénéfique à la famille. En d’autres termes, son but principal était de maintenir les femmes dans le statut d’assistées. Ce n’est que plus tard que Radhia Haddad, l’une des grandes dames qui ont dirigé l’association décidera de démissionner, réalisant que les mentalités n’avaient pas changé et déclarant que ce dont le pays avait besoin, c’était de démocratie. Elle ajouta amèrement que la démocratie n’existait pas en Tunisie et que c’était un grand dommage (Marzouki, 1993 : 213).
Discours inattendu et nouveau, mais qui était en train de se développer parmi les plus jeunes générations qui ne se retrouvaient pas dans l’image d’elles présentées par les média ou par l’UNFT et qui se réunissaient dans le cœur de la médina de Tunis au club Tahar Haddad où j’ai rencontré Evelyne Accad alors qu’elle travaillait sur son livre sur le mouvement féministe tunisien « Blessures des mots : Journal de Tunisie ». Conscientes de l’importance de leurs acquis grâce au CSP, ces femmes dénonçaient les discriminations dont elles demeuraient victimes. Le voile avait pratiquement disparu dans les établissements scolaires, dans les salles de spectacle.
Cependant, à la fin des années 80, malgré la résistance féroce de Bourguiba et plus tard, de Ben Ali, un changement était en train de s’opérer dans la tenue vestimentaire des femmes ainsi que dans leurs esprits : le voile faisait une réapparition qui ira en augmentant, souvent choisi délibérément, parmi toutes les franges de la société. En 1990, les islamistes présentaient un projet de société dans lequel ils prônaient: la fermeture des hôtels qui seraient remplacés par une intensification de l’agriculture et de l’industrie. Quant au CSP, il devait être revu par des spécialistes de l’Islam. La liberté de la femme ? Uniquement dans la famille et selon les savants de l’Islam. A la question du voile, celles qui ne le portent pas commettent un péché.
Le planning familial qui a sauvé la Tunisie d’une explosion démographique était à bannir (M’Barek, 1990 : 1). Ainsi, après les élections de 1989 au cours desquelles les Islamistes furent autorisés à prendre part en tant qu’indépendants, les partis politiques basés sur la religion furent interdits afin d’assurer une stabilité politique pour Ben Ali ; ils avaient obtenu 17% des voix. Les lois émises à cet effet déniaient aux islamistes toute légitimité (Enhaili and Adda, 2003, p. 7.).
Les membres d’Ennahdha seront soit emprisonnés soit condamnés à l’exil et Rached Ghannouchi ira à Londres où il tissera son réseau à son aise. Mais les lois (décret 108 en 1985) contre les signes extérieurs de religion se feront de moins en moins visibles, permettant au hijab de devenir de plus en plus visible. Pendant que les islamistes pouvaient étendre leur mouvement malgré les interdits, grâce aux mosquées, les militantes laïques se rencontraient à une échelle plus modeste car limitée à un seul endroit : le Club Tahar Haddad.
(à suivre)
Par Dr.KHADIJA ARFAOUI
Feminist researcher and activist