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Aveugle violence, assourdissant silence (première partie)

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Aveugle violence, assourdissant silence (première partie)

Par Mohedine Bejaoui
La condition féminine tunisienne demeure un modèle dans les pays arabo musulmans. Elle bénéficie d’un statut unique, hérité d’une tradition antérieure à Taher El Haddad, Bourguiba. Les Alyssa, Al Kahina, Saida El Mannoubia, Aziza Othmena avaient tracé un long chemin d’émancipation, enfanté des femmes rebelles. A l’heure où la femme tunisienne donne le ton à la modernité de sa condition, avec un taux d’instruction élevé, une présence dans tous les secteurs économiques comme la médecine (42%), la Pharmacie (72%), la magistrature (28,9%), le parlement (30%), etc, elle reste néanmoins en proie à la violence sous toutes ses formes, conjugale, familiale, professionnelle. Le conjoint reste le premier auteur.

Tentons une définition de la violence :

« Les actes violents sont une atteinte à l’intégrité physique et psychique de la personne. La violence s’exerce de façon univoque et s’inscrit dans un comportement d’emprise sur l’autre ce qui la distingue du conflit, qui est un phénomène interactif (réciprocité) ». Cette définition nous renvoie donc au concept de domination, à celui de domination masculine pour ce cas d’espèce. Il s’agit surtout d’une violence sexiste, exercée par les hommes sur les femmes. Une approche fonctionnaliste de la violence conjugale attribut ses accès à la frustration masculine. Lewis A. Coser (sociologue américain) propose d’expliquer la violence en termes de frustration relative, c’est-à-dire découlant d’une inadéquation entre les buts socialement valorisés et les moyens d’y parvenir.
Cette idée semble se confirmer d’après un colloque tenu à Pau en octobre 2010 sur le thème « les violences conjugales: un fait nourri par le sexisme ». L’une des conclusions de ce colloque organisé en France est que les situations de violence sont doublées lorsque la femme est au chômage, triplées lorsque c’est l’homme. On pourrait supposer ici qu’il s’agit bien d’une frustration relative dont parle Lewis. Cela tend à se confirmer aussi dans une autre conclusion de ce colloque affirmant que dans les couples où il y a une différence de niveau scolaire ou professionnel en défaveur des hommes, il y a augmentation de la violence de la part des hommes. Toutefois, la conclusion inverse semble aussi « fonctionner » dans la société tunisienne. L’ homme qui reste encore majoritairement soutien économique , source de revenu familial, se fragilise par la précarité en cours , il a tendance à donner libre cours à la frustration par un mode d’expression violent vis-à-vis de son épouse à mesure que le statut de pourvoyeur commence à lui échapper . Il faudra relativiser malgré tout, la violence conjugale est observable chez des cadres supérieurs, de nantis hommes qui sont à l’abri de la dévalorisation économique. En tout état de cause, la violence faite aux femmes s’observe en Tunisie.
Le tabou de la violence faite aux femmes est désormais levé, si le phénomène persiste, nul ne peut se cacher derrière l’argutie selon laquelle il n’était pas aux faits. Grace à des militantes obstinées le sujet a pris pied dans les débats publics, l’instance politique s’en est saisi par-delà le dispositif juridique et judiciaire, la prévention se dessine, bien que timidement.
Les cas sont de plus en plus repérés. La violence conjugale reste en Tunisie la première cause de décès des femmes âgées de 16 à 44 ans selon le ministre de la santé. Un phénomène qui touche toutes les classes sociales y compris des plus aisées. Le dernier fait divers a défrayé la chronique, un homme s’est acharné sur son épouse poussant son martyr jusqu’ à lui crever les yeux.
Lors d’une allocution, la secrétaire d’Etat de la femme et de la  famille N. Chaâbane s’est alarmée de la hausse de la violence conjugale. Hausse statistique, ou accentuation du phénomène, nous ne saurons le prouver, à l’instar des chiffres qui mesurent la délinquance, on ne sait attribuer le constat à la vigilance de la police ou à la croissance des infractions.
La gravité de la situation selon les dires de la secrétaire d’Etat incite à l’élaboration d’un projet de loi cadre relatif à la lutte contre la violence faite aux femmes. Elle a annoncé la création d’un centre d’accueil pour les femmes victimes de violence conjugale.
Mme Chaâbane a rappelé que l’article 46 de la Constitution Tunisienne stipule que « L’Etat s’engage à protéger les droits acquis de la femme et prend les mesures nécessaires afin d’éradiquer la violence contre la femme »
Un rapport de l’ONFP (Office National de la famille et de la Population) relève que 57% des femmes battues se résignent, se taisent, pour diverses raisons autres que économiques. L’omerta règne, le silence des victimes comme celui de ceux qui savent et regardent ailleurs (voisins, parents..) se fait complice de cette ignominie. La meilleure législation ne peut rien face aux murs de silence dans lesquels se trament des drames humains. Partout la violence protéiforme guette le corps et l’esprit de la femme, dans l’intimité familiale, sur les lieux du travail, dans la rue. Sévices corporels, agression sexuelle, harcèlement moral, insultes, menaces, allusions graveleuses, des comportements observés au quotidien, entre indifférence des témoins et silence des victimes. Des cellules d’écoute se sont heureusement multipliées pour accueillir la parole brimée, des centres d’accueil sont disponibles où des femmes battues peuvent se réfugier quelque temps avant de retourner vivre avec leurs tortionnaire faute de solution alternative.
Une enquête réalisée aux Urgences de l’Hôpital Charles Nicole relate des dizaines de témoignages qui en disent long sur les limites de la règlementation lorsque la victime renonce à son droit. Une de ces milliers de femmes qui voit tous les matins dans son miroir la cicatrice des points de suture à son cou, chaque jour lui revient lancinant le souvenir douloureux d’une discussion où elle a osé défendre son opinion sur l’éducation de ses enfants. Elle a subi un coup de couteau. Cette femme au foyer dit malgré tout : «Je rejette l’idée du divorce pour ne pas séparer les petits de leur père et échapper au regard dégradant de la société envers les femmes divorcées». La contrainte économique est un des ressorts de la résignation, mais d’autres raisons se tapissent dans le mutisme des victimes. « La honte, La haine de soi », l’auto dévalorisation toujours complice de l’auteur de la dévaluation.
La même enquête relève que 55% des femmes violentées le sont 2 à 4 fois par an. 11,2% d’entre-elles sont grièvement touchées : avortement, troubles mentaux chroniques, fractures, blessures nécessitant des points de suture. La même étude révèle que dans 20% des cas un objet tels que bâton, fouet, arme blanche ou encore rasoir ont été utilisés. Les agresseurs sont souvent le mari, le fils ou le beau-frère. Dans 71% des cas, la victime ne précise pas l’identité de son agresseur. Le spectre des violences est large. Le harcèlement sexuel voire le viol sur les lieux du travail est suffisamment fréquent. Les victimes se murent également dans le mutisme par crainte de perdre leur emploi, du moins pour éviter les regards des collègues accusant souvent la victime « de l’avoir cherché ». En somme, comme si la victime obéit aux injonctions du bourreau qui lui dit : « sois belle, laisses-toi faire et tais toi ».
 

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