
Par Ghalia Ben Brahim
Installée confortablement à attendre ma pizza, l’impatience commençait à me fatiguer et la faim me jouait de mauvais tours. Je lançais des regards assassins au petit bonhomme qui prenait un malin plaisir à jouer avec la pâte de ma chère pizza quand entrait une femme tenant une petite fille par la main. Arrivée à la caisse, elle a demandé, à demi-voix, le prix des pizzas et sandwichs.
Une fois l’information reçue, la petite dame a fait demi-tour et est revenue quelques minutes après commander quelques petits sandwichs. Prenant la petite fille par les épaules, elle est venue s’installer en face de moi. Perdue dans les news que je recevais sur ma tablette, cette même tablette qui nous isole tous du monde réel, je n’ai fait que jeté un coup d’œil rapide sur celles qui me regardaient avec insistance. Quand ma batterie m’a lâchée, j’ai laissé mon regard se promener pour qu’il finisse par croiser celui de la petite fille, toute maigre, assise devant moi. Je ne sais toujours pas si elle m’a souri ou m’a boudée, difficile de me concentrer sur l’expression de son visage avec toute la tristesse que dégageaient ses petits yeux tout noirs. J’ai lancé un petit salut à la mère, prise par une curiosité immense. Ma faim pour la pizza s’est enfuie au profit d’une faim nouvelle en moi.
Après une brève hésitation, la dame m’a rendu mon salut tout en cherchant, avec ses yeux, de scanner mes intentions. A cette méfiance, j’ai lancé un ‘vous êtes nouvelle dans le quartier ?’ Oui, me répondit-elle avec un soupir bien profond. Mon malaise avait empiré, mais je ne pouvais plus rien à ma curiosité qui a pris le dessus. Vous avez un accent qui m’est habituel, vous n’êtes pas tunisienne ? Non, elle est libyenne et venait tout juste d’arriver à Tunis accompagnée de sa famille. Ah, d’où votre épuisement, vous êtes la bienvenue chez nous madame…
J’ai à peine pu finir ma phrase, la dame a laissé sa petite fille et a pris la chaise qui était à côté de moi. ‘Etes-vous sincère en me disant que je suis la bienvenue ?’ Pourquoi je ne le serais pas ? Mon malaise venait de tripler. Après un long soupir, la bonne dame m’a raconté les détails de son voyage jusqu’à Tunis. ‘Notre venue a malheureusement coïncidé avec l’annonce de l’exécution de vos deux frères, nous en sommes réellement navrés voyez-vous, on aurait tous aimé que cela ne prenne jamais cette tournure’… Mais madame, vous n’avez rien à voir là-dedans, ces barbares n’ont pas d’appartenance, personne ne peut vous blâmer de ce qui est arrivé à Nadhir et Sofiene. ‘Pour vous peut-être, malheureusement, les autres pensent tout juste le contraire, vous savez, on était cible de regards et de discours de haine et on ne pouvait rien répondre parce que tout ce que nous voulions c’était fuir. Notre pays n’est plus, il a tiré sa révérence.’ Je n’ai jamais cru en la crédibilité des frontières moi, on est tous frères, et le sang qui vous a condamnés vous et votre famille a fini par nous approcher, laissez coulez, vous serez bien ici, vous verrez.
J’ai à peine eu le temps de finir que le petit bonhomme de la pizza, petit et méchant, a lancé ‘oui vous serez bien ici, au moins, il n’y a pas de Haftar, je sais qu’en Libye, les combattants de Daech sont nettement plus humains que ce petit salaud. Vous devriez rentrer chez vous et aider ces honnêtes gens à mener à bien leur mission en Libye, qu’ils puissent par la suite venir ici et nos débarrasser de ces mécréants qui nous entourent.’
A ces mots, la petite fille a éclaté en sanglots. Elle ne voulait pas entendre le mot Daech, elle a demandé, toujours en sanglots et avec insistance, à sa mère de l’emmener loin de Daech.
Moi, l’éternelle maladroite quand il s’agit d’enfants, je l’ai prise dans mes bras, en lui murmurant aux oreilles que je ne laisserais jamais une chose pareille s’approcher d’elle. Quant à sa mère, elle s’est métamorphosée. Son doux visage s’est transformé en un tableau noir. Elle a traité le bonhomme de tous les noms avant de prendre sa fillette par le bras en l’emmenant loin.
Quant à moi, l’envie de pizza m’a quittée et ma rage a été remplacée par une tristesse sans nom. J’ai lancé un regard vide à celui qui portait la pâte de ma pizza. J’ai voulu lui dire quelque chose avant de partir, mais quelque chose au fond de moi m’empêchait de formuler ne serait qu’un semblant d’une phrase. Je suis rentrée chez moi, et j’ai passé ma journée dans le noir. Le noir que j’ai refusé de voir en face depuis des mois, celui de la haine que nous portons en nous. Celui de la déception de voir un peuple pareil, fils d’Hannibal et de Bourguiba, partir en vrille avec un racisme et un fascisme effrayants.
Daech n’est qu’une mentalité, un fléau qui nous a surpris et coupés en plein élan. Ceci n’est qu’une brève chronique d’une histoire injustement vraie.